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Il venait souvent devant chez nous. Il restait là, au croisement des quatre chemins, attendant patiemment que quelqu'un sorte lui faire un peu la conversation. Etait-il demi fou ? Demi sot ? Je me souviens de ses ongles épais et noircis par la crasse, son pantalon noir, décousu sur le côté, toujours le même, et sa casquette qui finissait d'aplatir les quelques poils qui lui restaient sur le crâne. Je me souviens que, petite, je le fixais sans discontinuer. Tout me paraissait fascinant dans sa façon incompréhensible de s'exprimer. Ses lèvres burinées articulaient mal son accent auvergnat. Mais qu'importe s'il lui manquait des manières, du vocabulaire et des dents. Je sentais qu'il aimait qu'on l'écoute et moi j'aimais l'écouter, comme un jeu de déduction : le qu'est-ce qu'il dit Jojo ?
Le plus souvent, il y trouvait mon grand-père qui l'invitait alors dans son garage pour boire une bière et parler pêche, canne à pêche, appât à pêche... et puis du Maire... Ils aimaient bien parler du Maire dans ce village. Je me tenais près d'eux et je voyais que mon grand-père avait tendance à décrocher... Son regard s'éloignait confusément dans le vague, traversant le front de Jojo comme s'il y percevait l'infini, puis revenait d'un coup, comme si on lui avait pincé les fesses. Il ne comprenait presque rien aux éclats de Jojo et il trouvait la bière tiède. Il ressortait toujours éprouvé de ces conversations interminables. Lui, le dentiste parisien qui avait commencé sa carrière en Afrique et dont le fils vivait à Los Angeles, aurait bien aimé socialiser avec les gens du village de ma grand-mère, mais il avait beau s'efforcer de terminer ses phrases du "Miladiou" local, il en restait étranger.
Parfois, Jojo arrivait à croiser ma grand-mère et je sentais combien ça le rendait heureux. Son front s'agrandissait et ses yeux s'ouvraient pour ne rien rater de ses gestes. Elle était étonnament familière avec lui. Elle y mêlait sa gouaille de parisienne et son patois du pays, son charme de grande dame du monde et sa brusquerie de fille de la campagne. Elle lui disait de se laver et qu'il sentait trop fort, qu'il avait de la chance que sa femme ne le jette pas à la rivière avec un baril de poudre sur la tête. Elle se moquait de ses dents. Il lui répondait qu'il n'était pas dentiste.
Pour moi, Jojo c'était le père de ma copine Yvette. Chez eux, il n'y avait pas de Frigo et la viande était suspendue au plafond, intercalée avec les rubans tue-mouches. Il n'y avait pas de salle de bain non plus et Yvette se lavait les dents dans la bassine de la vaisselle. Je me souviens de l'odeur : un mélange de vache et de café réchauffé. Les meubles collaient. Un jour, Yvette m'a dit que son père et ma grand-mère avaient voulu se marier quand ils étaient encore à l'école et puis qu'elle avait rencontré mon grand-père à un bal... Elle était toujours son grand amour.
Je suis la petite fille du dentiste, j'ai grandit sur ses genoux bercée par les histoires de Tarzan dans la jungle. Parfois, comme lui, je décroche d'une conversation et je divague lentement vers les rives infinies de mon imagination. Je n'aime pas la bière et j'ai un faible pour les pêcheurs de truite, mais j'ai aussi une immense tendresse pour l'odeur de vache et de café réchauffé.
Photo : Louis Grès, Grizac Lozère 1993 série Paysans, Raymond Depardon
Rédigé à 22:56 dans J'aime les histoires | Lien permanent
Comme tout ceci est fragile. J'aime le travail de cette artiste, Csilla Klenyánszki, qui a intitulé cette série de photographies "Good luck". Cette oeuvre me rappelle combien je suis faite de doutes de toutes sortes, mais qu'aucun d'eux n'est assez bancal, au final, pour m'empêcher de construire. Aucun doute n'est suffisamment raisonnable pour nuire à ma folle détermination. Le seul risque c'est la douceur des choses... comme une main sur une peau de velours... ça glisse.
Rédigé à 02:59 dans J'aime les artistes, J'aime les idées | Lien permanent
J'ai longtemps fait ce même rêve lorsque j'étais enfant. Dans l'appartement de mes grands-parents, je dormais dans la dernière chambre, au bout du long couloir, et chaque nuit, un vampire venait. J'entendais ses pas, lents, sur le parquet, je ne pouvais fuir nulle part, il entrait, se penchait sur moi et me dévorait le cou. J'étais prisonnière de cette peur que je construisais de toute pièce, et dont je ne savais plus me défaire. Un soir, après s'être levée plusieurs fois, ma grand-mère excédée me dit : "C'est à toi de te débarrasser de ce vampire, je ne sais pas comment tu dois faire, mais trouve un chemin". Ce soir là (ou peut-être quelques nuits plus tard) j'empoisonnais mon vampire, une bonne fois pour toute, en lui offrant une tartine de fromage frais, dans laquelle j'avais dissimulé une gousse d'ail. J'avais trouvé, toute seule, une solution à la hauteur de mes 7 ans et je m'étais libérée d'un schéma éprouvant.
Plus tard, dans la vie réelle, il m'est arrivé plusieurs fois de me retrouver à nouveau dans une chambre au fond du couloir. Dans des situations qui avaient tout l'air d'être objectivement des impasses, voir même des gouffres desquels il semblait impossible de ressortir vivante. Mais chaque fois, je me reconnectais à ce demi sommeil et quelqu'un me soufflait : Trouve un chemin...
Le nouveau chemin, je crois que c'est toujours un nouveau point de vue de la situation. Une façon nouvelle de formuler l'épreuve. C'est notre capacité à chacun de déplacer le malheur, de changer notre vision du bonheur, d'évoluer, bref, de modifier notre interprétation de la situation. Cela me rappelle cette récente leçon apprise d'un chercheur scientifique, très pragmatique : Si tu ne trouves pas la réponse à la question, alors, change la question...
Je regarde 2014 comme on fixe l'horizon au bord de la mer. Pas d'impasse, mais l'immensité devant moi. Quelques pistes éparses, plusieurs vents qui me soufflent des élans contraires, parfois encore, le bruit du parquet qui craque pendant la nuit, mais je suis étonnement sereine. Une petite voix me dit : Stop, prends le temps ! Observe ! et trouve un chemin ! Yallah !
Rédigé à 11:36 dans J'aime les guides, J'aime les idées | Lien permanent
Chancer /ʃɑ̃.se/ verbe transitif du 1er groupe
Définition 1 : Être son propre voeu, tenter le bonheur, agir de manière favorable, se rendre disponible au possible... (dérivé : "Chansemer" = planter l'espoir et le laisser pousser. Accepter de gagner sa vie comme si finalement on la méritait vraiment)
Définition 2 : Ouvrir la bonne porte, être là au bon moment, foncer en gardant les yeux ouverts !
Témoignage personnel : "Change ! Chante ! Chance ! Que souhaiter d'autre à sa propre vie en ce début d'année. Changeons ! Chantons ! Chançons !"
Déjà entendu chez un chanceux : "Que la lumière soit, et la lumière fut"...
Synonymes : possibiliser, favoriser, fortuner
Photographie Alexey Brodovitch
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